I

Une anarchie noire s’était abattue sur le monde. Ni les hommes, ni les dieux, ni ce qui les gouverne tous deux, ne pouvaient plus lire le destin futur de la Terre, et la puissance des Forces du Chaos augmentait grâce aux machinations de leurs créatures humaines.

Des montagnes de l’Ouest aux plaines du Sud, à travers la mer agitée, le Chaos avait tracé son monstrueux sentier. Les survivants des diverses races fuyaient sans but et sans espoir à travers les continents tombés aux mains des vassaux du Désordre, à la tête desquels se trouvait Jagreen Lern, le monstrueux Théocrate de Pan Tang à l’armure écarlate, contrôlant à la fois ses vautours humains et ses créatures surnaturelles, et agrandissant sans cesse ses sinistres frontières.

Sur la face de la Terre, tout n’était que bouleversements et angoisse, sauf sur le faiblement peuplé, et cependant menacé continent oriental et sur l’Ile des Cités Pourpres, qui se préparait à résister à l’assaut de Jagreen Lern. Bientôt, l’irrésistible marée du Chaos recouvrirait la Terre entière si quelque gigantesque force ne pouvait être invoquée pour l’arrêter.

Amers et farouches, les rares qui résistaient encore, sous la férule d’Elric de Melniboné, discutaient tactique et stratégie tout en sachant parfaitement qu’il fallait autre chose pour vaincre les hordes immondes de Jagreen Lern.

Faisant appel à la sorcellerie de ses ancêtres, Elric fit des tentatives désespérées pour joindre les Seigneurs Blancs, mais il n’avait pas coutume de demander leur aide, et les forces du Chaos étaient devenues si fortes que celles de la Loi ne pouvaient plus que difficilement avoir accès à la Terre.

Tout en se préparant à la bataille à venir Elric et ses alliés avaient l’âme lourde et étaient vivement conscients de la vanité de leurs actions. Et, dans le fond de son âme, Elric savait que, dût-il vaincre le Chaos, cette victoire même signifierait la fin du monde qu’il connaissait, en le rendant mûr pour être gouverné par les forces de la Loi. Et dans un tel monde, il n’y aurait pas de place pour le sauvage sorcier albinos.

Sur un autre plan, les Seigneurs du Chaos et de la Loi suivaient cette lutte, et même eux ne connaissaient pas l’entière destinée d’Elric.

Le Chaos triomphait. Le Chaos empêchait la Loi de traverser ses territoires, seule route menant maintenant à la Terre. Et les Seigneurs de la Loi partageaient la frustration d’Elric.

Mais, si le Chaos et la Loi observaient ce qui se passait sur Terre, qui les observait, eux ? Car le Chaos et la Loi n’étaient que les deux plateaux d’une balance, et la main qui tenait cette balance, bien qu’elle daignât rarement intervenir dans leur lutte, et encore moins dans les affaires des hommes, avait pris la rare décision de modifier la situation. Quel plateau s’élèverait ? Lequel s’abaisserait ? Les hommes pouvaient-ils décider ? Ou les Seigneurs ? Ou seule la Main Cosmique pouvait-elle remodeler la Terre, changer sa matière et ses constituants spirituels, pour la placer sur une orbite différente, vers une destinée nouvelle et sans précédent ?

Peut-être auraient-ils tous leur rôle à jouer avant la décision finale.

Le grand zodiaque réglant les Âges de l’univers avait complété ses douze cycles et les cycles allaient bientôt recommencer ; la roue allait tourner, et, lorsqu’elle s’immobiliserait, quel serait le symbole dominant ? Et quelles transformations l’univers aurait-il subies ?

De grands bouleversements, sur la Terre et au delà ; de grandes destinées prêtes à émerger de l’ombre ; de grandes actions à venir… et, extraordinaire merveille, serait-il possible que, en dépit des Seigneurs des Mondes d’En Haut, en dépit de la Main Cosmique, en dépit des myriades d’habitants surnaturels pullulant dans l’univers, en dépit de tout cela, serait-il possible que l’Homme décide de l’issue finale ?

Qu’un homme… un seul homme… ?

Un homme, une épée, une destinée.

 

De sa selle, Elric de Melniboné observait les guerriers s’affairant sur la grande place de Bakshaan. Ici même, des années auparavant, il avait assiégé le plus riche marchand de la ville, en avait trompé d’autres et était parti avec leurs richesses. Mais tout cela était oublié maintenant, devant la menace de la guerre et la certitude qu’Elric seul pouvait, peut-être, les sauver. On rehaussait, on renforçait les murs de la ville, on apprenait aux guerriers à se servir de nouvelles machines de guerre. La léthargique ville marchande de Bakshaan était devenue une ville organisée et active, se préparant à la guerre.

Depuis un mois, Elric parcourait en tous sens les royaumes d’Ilmiora et de Vilmir, surveillant les préparatifs, transformant la force des deux nations en une machine de guerre efficace.

Il étudiait les parchemins que lui tendaient ses lieutenants et, se souvenant de l’habileté tactique de ses ancêtres, leur dictait ses décisions.

Le soleil se coucha et de noirs et pesants nuages s’étendirent jusqu’à l’horizon sur un ciel d’une pureté métallique. Elric détacha le cordon retenant sa cape et laissa les plis l’envelopper, car un vent frais s’était levé.

Puis, alors que son regard était fixé sur l’ouest, il devint soucieux car il venait de remarquer un objet pareil à une étoile filante couleur d’or, se dirigeant rapidement vers lui.

Tout signe pouvant annoncer l’arrivée du Chaos, il prit ses précautions :

— Tous les hommes à leur poste ! Garde au globe doré !

L’objet approcha rapidement, et resta suspendu au-dessus de la ville. Tous les guerriers le regardaient avec étonnement, leurs armes à la main. Lorsque la nuit tomba, une nuit noire et sans lune, le globe descendit lentement vers les tours de Bakshaan, vibrant d’une étrange luminescence. Elric dégaina Stormbringer et la lampe, parcourue d’un violent feu noir, gémit sourdement. Le globe se posa sur le pavé de la place, et éclata en mille fragments lumineux qui disparurent instantanément.

Elric rit de soulagement en voyant qui était apparu à l’endroit où le globe avait éclaté.

— Sepiriz, mon ami… vous choisissez d’étranges moyens de transport pour venir de l’Abîme de Nihrain.

Le grand prophète au noir visage sourit, découvrant des dents brillantes, blanches et pointues.

— Je possède peu de véhicules de ce type et ne les utilise que lorsque le temps presse. J’ai des nouvelles pour vous, et beaucoup de nouvelles.

— J’espère qu’elles sont bonnes, j’en ai reçu suffisamment de mauvaises ces derniers temps.

— Il y en a de bonnes et de mauvaises. Où pourrais-je vous parler en privé ?

— J’ai installé mon quartier général dans cette demeure, répondit Elric en désignant une maison richement décorée située du côté opposé de la place.

Elric versa du vin jaune à son hôte. Kelos le marchand, à qui appartenait la maison, n’avait pas accepté la réquisition de bon cœur, et c’était en partie pour cela qu’Elric faisait large usage de sa maison et de sa cave.

Sepiriz but une gorgée de ce vin fort et corsé.

— Avez-vous réussi à joindre les Seigneurs Blancs ? lui demanda Elric.

— Oui.

— Merci, ô Dieux. Acceptent-ils de nous aider ?

— Ils ne s’y sont jamais refusés, mais ils n’ont toujours pas pu pratiquer une brèche suffisante dans le barrage établi autour de la planète du Chaos. Toutefois, il est encourageant que je sois parvenu à les contacter ; c’est le meilleur signe depuis des mois.

— Ce sont donc de bonnes nouvelles, dit Elric joyeusement.

— Pas entièrement. La flotte de Jagreen Lern a remis à la voile, et se dirige vers le continent oriental avec des milliers de navires, sans compter leurs alliés surnaturels.

— Je m’y attendais, Sepiriz. J’ai de toute façon achevé ma tâche ici, et vais retourner à l’Ile des Cités Pourpres pour y prendre la tête de la flotte.

— Vos chances de gagner sont pratiquement nulles, Elric, lui dit gravement Sepiriz. Avez-vous entendu parler des Navires de l’Enfer.

— En effet… ne naviguent-ils pas dans les profondeurs sous-marines, avec pour équipages des marins morts en mer ?

— C’est cela. Ces créations du Chaos sont plus grandes que n’importe quel vaisseau terrestre. Vous ne leur résisterez jamais, même s’ils n’étaient pas accompagnés de la flotte du Théocrate.

— Je sais que la lutte sera dure, Sepiriz, mais que pouvons-nous faire d’autre ? Il frappa son épée. J’ai une arme contre le Chaos, ici.

— Cette lame ne suffit pas. Il vous faut une protection contre le Chaos, une autre arme pour vous aider dans votre lutte, voilà de quoi j’étais venu vous parler. Mais il vous faudra lutter pour la prendre à son actuel propriétaire.

— Qui est-il ?

— Un géant qui mène une sombre vie de misère dans un grand château, au-delà du Désert des Soupirs. Son nom est Mordaga. C’était un dieu jadis, mais il a été rendu mortel en punition des péchés qu’il a commis contre ses pairs il y a bien des siècles.

— Un mortel qui vit si longtemps ?

— Oui. Mordaga est mortel, mais sa vie est considérablement plus longue que celle des hommes ordinaires. Pourtant, le fait de savoir qu’un jour il devra mourir l’obsède constamment et est cause de son éternelle tristesse.

— Et l’arme en question ?

— Ce n’est pas exactement une arme, mais un bouclier. Un bouclier spécial… un bouclier que Mordaga se construisit lui-même lors de sa rébellion, il voulait devenir le plus grand des dieux et même arracher la Balance Cosmique à Celui Qui La Tient. C’est pour cela qu’il a été banni sur Terre, après avoir été informé qu’un jour il mourrait, frappé par une lame mortelle. Le bouclier, comme vous pouvez vous en douter, est à l’épreuve des œuvres du Chaos.

— Comment est-ce possible ? demanda Elric avec curiosité.

— Les forces chaotiques, si leur concentration est suffisante, peuvent percer toute défense faite de matière normale et ordonnée, l’ordre ne résiste jamais longtemps aux ravages du Chaos. Nous le savons.

— Par Stormbringer, vous savez que seule une arme fabriquée par le Chaos est efficace contre lui. Il en est de même pour le Bouclier du Chaos, qui est de nature chaotique, et non de matière organisée et par conséquent vulnérable aux forces anarchiques. Ainsi, le Chaos vainc le Chaos.

— Je vois. Si j’avais possédé un tel bouclier ces derniers temps, les choses iraient sans doute mieux pour nous tous !

— Je n’ai pas pu vous en parler plus tôt. Comme vous le savez, je ne suis que le serviteur du Destin et ne puis agir qu’avec l’accord de mes maîtres. Peut-être, comme je l’avais supposé, veulent-ils que le Chaos ravage le monde avant d’être vaincu, s’il l’est jamais, de façon à changer complètement la nature de notre planète avant le début du nouveau cycle. Et elle changera… mais qu’ensuite, elle soit dominée par la Loi ou par le Chaos, cela est en vos mains, Elric !

— Oui, mon ami, je commence à m’habituer à ce fardeau. Comment pourrai-je reconnaître ce bouclier ?

— Par le Signe à huit flèches du Chaos qui irradie en son centre. C’est un lourd bouclier rond, un pavois conçu pour un géant. Mais n’ayez crainte, la vitalité que vous transmet cette lame runique vous donnera la force de le porter. Mais d’abord, il vous faudra avoir le courage de le prendre à Mordaga, qui n’oublie pas la prophétie le concernant.

— Quelle est-elle exactement ?

— Dans notre langage, elle forme quelques simples vers :

 

L’orgueil de Mordaga, est sa condamnation :

Le sort de Mordaga sera de mourir

Comme un homme tué par des hommes,

Les quatre hommes de la destinée.

 

— Quatre hommes ? Quels sont les trois autres ?

— Vous l’apprendrez lorsque le moment sera venu de vous mettre en quête du Bouclier du Destin. Que préférez-vous ? Aller à l’Ile des Cités Pourpres eu chercher d’abord le bouclier ?

— J’aimerais avoir le temps de me consacrer à cette quête, mais c’est impossible. Je dois rallier mes forces, bouclier ou pas.

— Vous serez vaincu.

— Nous verrons, Sepiriz.

— Fort bien, Elric. Puisque vous commandez une si faible part de votre destinée, il est juste que parfois vous puissiez vous tenir à une décision, dit Sepiriz avec un sourire de sympathie.

— Le Destin a bien de la bonté, dit Elric avec ironie. Puis il se leva. Je pars à l’instant, car le temps presse.

Stormbringer
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